Il était une fois un TGV comme un autre, qui devait partir tranquillement comme tous les jours, rempli à bloc comme d'habitude et qui, tiens donc, n'allait rien faire de tout ça et même cumuler tant et si bien les ennuis que depuis on l'appelle - entre cheminots - "le train maudit"...
Au commencement, il subit, comme tous les trains de la gare ce jour-là, des problèmes de "radio sol train". La chose étant un dispositif qui permet aux conducteurs de pouvoir joindre les postes d'aiguillage et signaler les problèmes ou risques qui se présentent pendant le voyage : impossible de prendre le départ sans elle (apparté : certes, il y a encore quelques années les trains n'étaient pas équipés de radio et roulaient allègrement mais pas à 300 km/h...). Voici donc notre Tgv, affiché, chargé et prêt au départ, coincé comme tous ses petits camarades le temps que la panne générale soit réparée. Sauf que... Alors que les techniciens ont réparé la radio et que les trains peuvent enfin partir avec déjà une bonne demi-heure de retard, c'est le bazar en gare et personne ne fait assez attention au fait que notre Tgv (bientôt maudit) reste à quai, chacun supposant que ce sont les conséquences du pépin n°1. Quand, enfin, nous apprenons qu'il y a un problème de portes qui ne ferment pas... il a déjà une heure de retard !
Déclenchement des hostilités : on essaye de réparer, on bricole, on tire toutes les sonnettes mais rien à faire. Décision est donc prise de couper le Tgv en deux (crac), de faire partir la rame de devant qui est en forme (presque deux heures de retard mais en forme) et de transborder les voyageurs de la rame de queue dans un train de secours : hop là en avant, on sait faire, on va le faire !
Quand le sort s'acharne
Relativement peu de temps plus tard, les voyageurs sont installés dans leur nouveau train, tout est prêt, il ne manque plus qu'un conducteur (le premier étant parti avec sa rame, tout le monde suit bien ?) et celui-ci se fait désirer... Mais tout finit toujours par s'arranger et nous voici prêts à expédier le train : zou faites moi partir ce Tgv, ils vécurent (en retard) heureux et eurent beaucoup de voyages ! Hélas, trois fois hélas : la rame de secours s'avère en panne ! En panne ! Couic - pas rouler - fichue- bonne à ramener au garage ! Le cas est rarissime, exceptionnel, digne d'un cauchemar mais les imprécations et lamentations du chef de gare proche de la crise de nerfs n'y changent rien : trois heures plus tard le train (définitivement maudit) est toujours là...
Nos pauvres - pauvres - pauvres voyageurs se voient donc proposer de se rabattre dans un ... troisième train (pardooooon) ou d'abandonner leur voyage et d'être pris en charge par nos bons soins (pardoooon). Abattus, ils choisiront en majorité d'essayer de partir (à cette heure de l'histoire plus personne n'oserait affirmer qu'ils vont y arriver) et le deuxième transbordement commence. Cette fois, pas de mauvaise surprise, les effets du mauvais sort se sont dissipés et enfin le symbolique coup de sifflet retentit ! Quatre heures moins une minute de retard au premier tour de roue ; je pose la question : qui avait un mauvais karma ce jour-là ???
Confrontés à une contrariété lors de leur séjour en gare, mes chers voyageurs ont à leur disposition plusieurs points "accueil" où se renseigner, chercher consolation, geindre voire râler. L'organisation militaire* de la Sncf fait que les agents en première ligne peuvent se retourner si besoin, précision technique ou ambiance difficile, vers des responsables d'équipe, eux-même soutenus par le responsable des services en gare, tout cela avant d'en arriver à appeler à la rescousse le chef de gare (officiellement chef d'escale). Le tout de 5h30 à 00h30, 7 jours sur 7.
On est donc loin de la disette d'interlocuteurs ! Pour une grande gare parisienne, cette débauche d'échelons successifs arrive à résoudre environ 90% des problèmes. Restent les "cas" qui échoueront dans votre escarcelle de chef après avoir épuisé tous les recours à grands coups de "je veux voir votre responsable !" Généralement appelée par la radio, vous intervenez en dernier ressort, façon juge de paix, croisant très fort les doigts pour que l'esprit de Salomon vous inspire, l'expérience prouve pourtant que vous avez une chance sur deux de réussir...
Si le chef le dit...
Lorsque vous en êtes à vous déplacer c'est que votre client n'a pas été convaincu par les informations de vos agents. Dans l'exemple, tragiquement banal, d'un voyageur qui a raté son train mais dont le billet est "ni échangeable, ni remboursable", certains esprits têtus ne voudront pas en démordre : "il y a bien moyen de faire quelque chose !? Appelez moi un responsable". Délivrée par le chef de gare, la sentence n'en sera pas plus agréable mais enfin reconnue comme véridique. Dans le même esprit, exprimer de façon virulente son mécontentement à un agent est une chose, le renouveler à un responsable intermédiaire est déjà plus gratifiant mais arriver à faire venir le grand patron pour se lâcher est une juste prise en compte du désagrément subi... Bref, neuf fois sur dix, vous vous déplacerez pour dire exactement la même chose que vos collaborateurs, réaffirmer leur compétence et la validité de leur réponse, confirmer qu'il n'y a pas d'autre solution mais "si c'est le chef qui le dit"...
C'est elle la chef ???
Difficile à gérer, la remise en cause de votre fonction et de votre légitimité avec deux grandes raisons à ce refus de vous croire. En tête, les voyageurs du cas précédent qui ne se seront pas inclinés devant vos arguments et qui, à tort ou à raison, forts de leur bonne foi, voudront encore et toujours remonter plus haut : vous ne pouvez que les renvoyer au "registre des réclamations" et au service Clientèle (par courrier). Votre honneur est sauf.
Plus rare, l'incrédulité ou l'attitude de certains vous renvoit à des temps préhistoriques où l'on n'envisageait visiblement pas que la femme sorte de sa caverne pour aller faire rouler des trains... Comme il est donc aimable de réclamer "le vrai responsable" lorsque vous vous présentez dûment munie de tous vos attributs professionnels mais appartenant incontestablement au genre féminin ! Qu'il est délicat de demander des précisions sur le périmètre exact de vos responsabilités ("pas le chef de toute la gare quand même ?"). Comme le cliché s'exprime bien dans cette phrase :
- "je voudrais voir le chef de gare (long regard de haut en bas du corps de la dame) ... -hésitation-... ou le sous-chef ? "
Sachant que j'ai attendu 20 ans d'activités professionnelles diverses pour être confrontée au fait que j'étais une femme (?!), mon bon caractère a toujours un peu de mal à comprendre le sous-entendu, à déceler l'incrédulité, à accepter que cela puisse poser un souci... Peu importe, on se venge comme on peut et quelle douce - et intime - revanche de préciser les choses, car n'en déplaise :
"oui, le chef c'est moi ! "
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* Selon une légende interne, le Général de Gaulle aurait déclaré que "la Sncf c'est comme l'armée, la discipline en plus"... la chose est communément prise comme un compliment par les cheminots :)