Parmi les annonces de mauvais augure, celle qui vous informe que "en raison d'un accident de personne sur la ligne, les trains en provenance de... auront entre 1 et 3 heures de retard" cache trop souvent un drame humain et un triste phénomène de société. En effet, si les chutes de voyageurs ou les doigts coincés dans les portes font partie des 500 "accidents de personnes" que recense la Sncf tous les ans, plus de 80% d'entre eux sont des suicides, soit près d'un par jour...
Un peu de technique (âmes sensibles s'abstenir)
Oui bon d'accord diront certains, mais depuis que le train existe des gens se jettent dessous, alors pourquoi faut-il deux heures pour repartir ??? Pour une fois, la faute n'est pas entièrement imputable à la Sncf dont la tâche va essentiellement être d'amener un nouveau conducteur de train sur les lieux de l'accident, partant du principe qu'un homme qui vient d'en voir un autre se jeter sous ses roues ne reprend pas le volant. En revanche, l'intervention des secours et des forces de l'ordre va, elle, prendre du temps. Il va falloir accéder au site ; constater le décès de la personne ; recueillir les "débris humains" éventuellement dispersés par le choc - parfois sur des centaines de mètres ; faire les premières constatations pour l'enquête policière (jusqu'à preuve du contraire c'est la présomption du suicide qui prévaut, il faudra éliminer l'hypothèse que la personne ait été poussée sous le train) ; enlever le corps ; nettoyer sommairement le train si besoin... Pour faire tout cela, il aura fallu sur place des pompiers, un médecin légiste, un officier de police judiciaire, des policiers, les pompes funèbres... A ma connaissance, si le record de traitement d'un suicide sur les voies est de 1h30, la moyenne s'établit le plus souvent autour des deux heures : bien peu de contrôleurs ou de chefs de gare n'auront le coeur d'expliquer en détail aux voyageurs ce qui se passe pendant tout ce temps...
Un peu de compassion ?
Assez tristement quand on y pense, la personne qui a choisit de mettre fin à ses jours va être, même si elle n'est plus là pour s'en offusquer, copieusement maudite et vouée aux enfers par un nombre incalculable de ses anciens congénères... Certes la nouvelle n'est jamais bien accueillie par les cheminots qui vont devoir en gérer les conséquences mais les nombreux intervenants ci-dessus décrits et les centaines, voire milliers, de voyageurs qui vont pâtir des retards ne sont pas en reste...
Pourtant, l'annonce qu'un être humain vient de se jetter sous un train ne mériterait-t-il pas un instant de pause, une milliseconde de respect, une tentative d'imagination sur ce qui a pu le mener là, une pensée pour lui... ?
Hélas, j'ai le grand regret de constater que la compassion n'est pas la denrée la plus disponible chez mes contemporains. Sur 10 personnes rencontrées en gare et à qui je précise ce que dissimule "l'accident de personne", cinq (je dis bien cinq) en moyenne vont trouver que c'est largement exagéré de prendre autant de temps pour quelqu'un qui a fait son choix et que vraiment "vous êtes mauvais pour tout à la Sncf"... ! L'humeur acide, les agents d'accueil expliqueront que "tout de même on ne va pas non plus lui faire rouler tous les trains dessus (!)" mais l'idée ne semble pas choquante à tout le monde. On croit comprendre que "mort pour mort", on pourrait sans doute nettoyer plus tard...
Dans la même série, la première idée qui vient en général au voyageur contrarié est de s'assurer qu'il va bien être remboursé... A l'annonce qu'il n'y aura pas de dédommagement (car le retard n'est pas de la faute de la Sncf) c'est le scandale ! "Vous n'avez qu'à vous organiser pour que cela n'arrive pas : c'est donc de votre faute, non mais sans blagues" dit le client furibard ! Certes, nous pourrions envisager de grillager les 30 000 kilomètres de voies pour éviter que les gens ne s'y donnent la mort mais, sans parler du fait que cela coûterait très cher, que fait-on pour les désespérés déterminés qui viennent avec des tenailles et découpent le grillage (cas malheureusement fréquent) ???
En 2006, tous les jours quelqu'un choisit le train pour se tuer et de plus en plus souvent le Tgv pour être "sûr de ne pas se rater" : vous allez être retardés, je vais être emm... mais de grâce prenons tous une minute pour se demander si tout va bien dans notre société !
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