Que des clients furieux, régulièrement à juste raison, passent leurs nerfs sur mon uniforme... passe ! Que des "habitants" de la gare, alcoolisés, canabisés ou égarés, me traitent de tous les noms... passe ! Que certains ou d'autres soient contrariés par ma simple présence, ma casquette ou mon sexe... passe toujours !!!
Aujourd'hui, venant à la rescousse de mes troupes, je me suis fait copieusement insultée gratuitement par quelqu'un qui ne va certainement pas bien, demain j'irai porter plainte, j'en suis moi-même surprise...
"On" me reproche d'être ici superficielle par rapport aux vrais métiers du chemin de fer... Le débat devra se faire, de manière furieuse de préférence, mais en attendant voici quelques anedoctes, mini-événements, instants d'incrédulité, quart d'heure de désarroi : petits riens qui ponctuent les journées du chef de gare... Petit florilège de ce week-end de Pentecôte !
Vendredi : un ça va, trois...
Train au départ moins 5 minutes : mais que fait donc cette dame énervée à ne pas monter dans le train ??? Elle semble encombrée et pourtant accompagnée mais ne se décide pas, elle va le rater ! Bonne samaritaine le chef de gare se renseigne : elle attend sa belle-mère qui doit voyager avec elle, une amie l'ayant assisté jusque là. Bien, installons-la toujours dans la première voiture à proximité et vous vous chargerez de la jolie maman si elle échoue sur le quai après le départ... Et vous voici à aider la voyageuse et à toucher du doigt son phénoménal problème : ce n'est pas un, ni deux mais trois bébés dans leurs transats (et une grosse valise) qu'elle transporte ! Si tôt installée sur la plate-forme, vous réalisez qu'il lui sera impossible de rejoindre ses places réservées dans une autre voiture... à moins d'abandonner au minimum un nourrisson sur les trois ! Redescente sur le quai ; au revoir le train ; en route pour le bureau d'accueil où nous pourrons passer les annonces sonores pour récupérer l'indispensable grand-mère. traversée légèrement héroïque de la foule qui compte les points au fur et à mesure de notre passage "oh le mignon tout petit bébé", "oh ce sont des jumeaux", "ooooooh mais ils sont trois !!!". Deux bras, trois enfants : bravo madame de choisir le train... !
Samedi : SOS chat perdu
Train au départ et 5 minutes déjà de retard : une voyageuse a laissé échapper son chat et celui-ci est quelque part sous un train mais lequel ??? La propriétaire éperdue court de quai en quai en appelant désespérement son greffier et suppliant qu'aucun train ne roule ! Las, la dernière fois que l'affaire s'est produite dans une gare voisine, le train a pris une heure et demie de retard car les voyageurs avaient pris fait et cause pour la bestiole et empéchaient le départ... De fait, l'animal est repéré sous un train Corail. A votre arrivée, la voyageuse est déjà à moitié engagée sous le train pour récupérer son matou alors que la procédure de départ est en route ; le temps de la maintenir sur le quai et - sous vos yeux horrifiés - les roues se mettent en branle, le chat part en furie, la maîtresse à pleurer hystériquement : une légère crainte vous étreint à la prochaine vision du chat écrabouillé... Finalement, même pas mal : les talkies walkies préviennent que le félin est reparti vers d'autres voies, indemne ! Après sévère engueulade avec l'époux et maître qui, pour sa part, menace de se mettre devant tous les trains au départ, vous arrivez à calmer le jeu, prenez les numéros de téléphone et même un sac pour contenir l'égaré si vous le retrouvez : ouuuuuuuuf ! Demain votre gare sera constellée d'affiches "chat perdu" que vous ferez semblant de ne pas voir (tant pis pour les normes de qualité !), vous espérez secrètement qu'ils retrouveront le fugueur et remerciez le ciel que l'affaire soit restée assez discrète pour que toute la gare ne se retrouve pas bloquée.
Dimanche : "ça ne demande qu'à tourner à l'émeute"
Alors que la gare est amorphe comme un dimanche en début d'après-midi, vous êtes sollicitée en urgence car une bagarre menace... A votre arrivée, elle se déclenche franchement entre une personne et deux agents de sécurité ! On se croirait dans un album d'Astérix : les poings volent en l'air, ça tape, vous ne connaissez pas ? Bienvenue ! Alors que vous réclamez à cor et à cris l'intervention de la police ferroviaire, de la Police tout court, de gens compétents quoi, les agents Sncf essayent de séparer les bélligérants, etc... Jusque là, du malheureusement banal quand - un peu tenue à l'écart tant pour vous permettre d'organiser les secours que pour vous mettre à l'abri eu égard à votre sexe faible (merci collègues) - vous réalisez que le problème n'est pas la bagarre mais ses alentours... Groupes divers, clients sortant des (petites) files d'attente, passants, un rassemblement s'organise qui prend franchement le parti de la personne violente à ce moment maîtrisée par la sécurité. En y regardant de plus près, les téléphones portables sont tous de sortie, les insultes commencent à voler, l'ambiance se dégrade franchement... Après l'arrivée des forces de l'ordre et le calme revenu doucement, vous vous inquiéterez d'une attaque de paranoïa : hélas, tous vos agents présents, la police ferroviaire et les militaires confirmeront votre sentiment : on est passé pas loin...
Lundi : certains ne manquent pas d'air !!!
A votre prise de service de journée (11h30) vous apprenez qu'une heure plus tôt un client a bousculé trois agents (expédiés dans les murs ou sur le sol tout de même) pour prendre un train... Votre petit monde est parti porter plainte, vous vous occupez donc de la paperasse, informez vos troupes du fait que les collègues vont plutôt bien et passez à autre chose. En fin de journée vous êtes appelée car le client en question, sorti de sa garde à vue, souhaite vous voir.. ????? Hum !!! Allons bon... Courageuse mais pas téméraire, vous faites appel à la présence de renforts et affrontez le problème. Stupeur et stupéfaction : l'homme vous présente son billet de train - raté par définition - en vous demandant si vous pouvez lui permettre de prendre un autre train pour rentrer chez lui (il n'a pas d'argent pour en racheter un nouveau) ! Force est de le dire : les bras vous en tombent ! Le monsieur reconnait volontiers qu'il s'est énervé le matin, qu'il sort de la Police et qu'il regrette bien tout ça mais est-ce-que bon maintenant vous ne pourriez pas, s'il vous plait, faire quelque chose ??? Un bon geste ??? Etre compréhensive ??? Ne pas lui tenir rigueur ??? Faire preuve d'un peu d'humanité ??? J'en suis encore sur le flanc...
Certaines de ces anecdotes ont pu être réparties sur 4 jours par facilité littéraire, honni soit qui mal y pense si certains envisagent qu'elles se sont succédées plus rapidement que cela...
Quand on y pense, c'est fou le nombre de sujets qui fâchent dans une gare... Comme nous ne sommes pas là uniquement pour nous faire plaisir, évoquons donc aujourd'hui le douloureux thème de l'information sur les retards : à savoir que ce n'est pas précisément ce que nous faisons de mieux mais que, encore une fois, c'est plus compliqué qu'il n'y paraît...
De l'estimation à la louche...
A votre disposition pour signaler l'infamie : le grand tableau des trains à l'arrivée (un clic de souris et paf "retard 40 minutes") ; les annonces sonores ("mesdames, messieurs, en raison des intempéries, des retards de 1 à 3 heures sont à prévoir") ; les tableaux d'information conjoncturelle (ça fait chic comme ça mais ce sont tout bêtement les panneaux à lettres rouges qui ne donnent jamais de bonnes nouvelles) ; les agents d'accueil (qu'il faudra eux-mêmes informer pour qu'ils puissent renseigner les personnes en gare). Ailleurs, au saint des saints de la Sncf, des collègues mettent à jour les informations sur le trafic du site internet infolignes. Ce ne sont donc pas les outils qui manquent. Non, non, ce qui manque cruellement c'est la durée exacte et fiable de ces fichus retards ! Malgré la technologie moderne... Les voies de chemin de fer sont parsemées de "balises" qui enregistrent le passage des trains - en les reconnaissant qui plus est - et en fournissant les minutes de retard par rapport à l'horaire théorique : jusque là vous êtes donc parfaitement au point. Le problème est que la technique ne fournit qu'un instantané et n'est pas à même de vous dire combien le train va prendre de retard. Je m'explique : sachant que le train xxxx est en panne depuis 35 minutes et que ses voyageurs vont être transbordés dans le train suivant, combien de temps sera nécessaire au transfert et combien d'heures de retard auront : 1/ les passagers du train en panne ; 2/ ceux du train de secours et 3/ les clients des trains bloqués derrière les deux premiers... Vous avez cinq minutes avant que je ne ramasse les copies ! Cela dit, l'exercice ne sera pas tout à fait le même selon l'endroit où se produisent les causes de retard...
Retards à l'arrivée
La tuile n'est pas tombée chez vous mais à l'autre bout de la ligne ou quelque part sur le trajet : peu importe vous avez le devoir, dûment inscrit dans vos objectifs annuels, de faire passer l'information dans votre gare... Compte-tenu des incertitudes exprimées ci-dessus, vous allez essayer d'afficher un retard "raisonnable" quite à revoir vos estimations à la hausse si la situation se complique. Attention, il ne s'agit pas d'y aller trop raisonnablement non plus : si vous tapez trop bas et devez augmenter le retard au fil des heures, les personnes attendant des voyageurs en gare vont le prendre de plus en plus mal et l'ambiance va franchement se gâter pour vos agents... Dans le même temps, hors de question d'être trop généreux : d'aucuns voyant qu'ils ont deux heures devant eux vont aller faire trois courses et ne seront pas là pour accueillir leurs proches si le train déboule entre temps... Il va donc falloir jongler d'autant que tous ces trains qui n'arrivent pas chez vous vont cruellement vous manquer pour tous ceux qui font des demi-tours et que, ça y est, vous devez commencer à évaluer aussi les inévitables conséquences sur les départs...
Retards au départ
Là, logiquement, le problème se pose chez vous, vous devriez donc être en mesure de savoir précisément quel retard vont prendre vos trains. Hélas... Si l'on oublie le cas des demi-tours retardés, la majorité des soucis vont être techniques : par exemple, les collègues du Matériel interviennent sur la rame et ne sont pas en mesure de vous dire combien de temps va prendre la réparation. Plusieurs écoles de chefs de gare s'affrontent alors : ceux qui vont afficher un retard le plus court possible et ceux qui vont voir plus large. La règle absolue au départ est "retard affiché, retard respecté" : le train ne partira pas - même si il est prêt - avant le délai supplémentaire que vous avez annoncé à vos clients. Dans la série qui fait désordre il n'y aurait rien de pire que de devoir expliquer à des voyageurs partis acheter un sandwich ou une revue sur la foi de vos informations que, finalement, on a pu faire partir leur train plus tôt... sans eux ! Donc, on se tient à ce que l'on a dit. Ceux à qui cela brise le coeur de retenir un train tout prêt en gare afficheront des "petits" retards avec l'inconvénient majeur de parfois devoir les augmenter de 10 minutes en 10 minutes mais l'atout de conserver tout le monde "sous le coude" (sous le panneau) ce qui facilite l'embarquement général au moment clé... Ceux qui pratiquent l'affichage de retards plus généreux facilitent un peu la vie des voyageurs qui peuvent s'octroyer plus de liberté (pause café, achats, ...) mais prennent le risque d'en perdre en route puisque moins vigilants sur l'affichage de la voie... On prendra en compte les conditions climatiques (froid de canard + pas de salle d'attente chauffée = affichages de retards permettant aux clients d'aller se réchauffer dans les cafés) et les autres trains à faire partir. En effet, le comble est que, dans les grandes gares où certaines destinations sont desservies toutes les heures, le retard d'un train va vous obliger à mettre les autres en rade : impossible d'afficher le train de 19h si celui de 18h n'est pas parti !!! Risque de prise d'assaut façon western tout à fait déplacée...
Tout ceci pour dire que, décidément, dans ce système industriel, technique et pointu du ferroviaire il est encore des sciences imprécises...